Octobre 1791. Dans un Avignon incandescent, fraîchement arraché à des siècles de tutelle papale pour être jeté dans le tourbillon de la Révolution française, les haines ancestrales et les ferveurs nouvelles s'exacerbent. La spoliation des biens de l'Église et le lynchage du patriote Nicolas Lescuyer allument une mèche dans cette poudrière. La nuit du 16 au 17, une vengeance aveugle s'abat sur une soixantaine de prisonniers, Papistes ou simples suspects, massacrés avec une cruauté effroyable dans les geôles du Palais des Papes et leurs corps jetés dans la sinistre Tour de la Glacière. Cet épisode d'une barbarie inouïe, bientôt étouffé par une realpolitik cynique, demeure une page sanglante et prémonitoire des dérives de la Révolution.
Depuis des siècles, le Comtat Venaissin vivait sous la houlette papale, une enclave où le temps semblait s'écouler différemment. Avignon, joyau acquis par la papauté au XIVe siècle, n'était pas en reste. Mais cette singularité administrative et économique semait les germes de tensions profondes avec le royaume de France voisin. Les mauvaises récoltes et les hivers d'une rigueur implacable contraignirent le Comtat à une dépendance croissante envers la France pour sa subsistance. L'administration papale, engourdie et lointaine, peinait à répondre aux crises, révélant une impuissance qui nourrissait un terreau fertile pour les idées révolutionnaires venues de Paris.
Le vent de la Révolution française ne tarda pas à souffler sur Avignon. Dès 1790, la ville se dota d'une municipalité élue et d'une garde nationale, calquées sur le modèle français. Le représentant du pape fut chassé, les antiques structures féodales abolies. La rupture était consommée.
Inévitablement, la cité se fractura. Deux camps irréconciliables se dressèrent, prêts à en découdre :
D'un côté, les Patriotes, fervents partisans de la Révolution et du rattachement à la France. Ils se recrutaient parmi les classes populaires et urbaines, les négociants et les professions libérales, tous aspirant à un ordre nouveau.
De l'autre, les Papistes, défenseurs acharnés de l'autorité pontificale et farouchement opposés aux bouleversements révolutionnaires. Leurs rangs comptaient nombre d'aristocrates locaux et de membres du clergé réfractaire, particulièrement influents dans le reste du Comtat Venaissin.
La tension monta d'un cran, dégénérant en violences ouvertes : émeutes sanglantes, pendaisons sommaires sur la place même du Palais des Papes. De juin 1790 à juin 1791, Avignon et le Comtat Venaissin se métamorphosèrent en un véritable champ de bataille. Craignant une guerre civile dévastatrice, l'Assemblée nationale à Paris trancha : le 14 septembre 1791, elle décréta qu'Avignon et le Comtat Venaissin faisaient désormais "partie intégrante de l’Empire français", invoquant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Pour les Patriotes avignonnais, c'était une victoire éclatante. Investies d'un pouvoir quasi absolu, les nouvelles autorités révolutionnaires locales s'empressèrent d'imposer des mesures radicales, notamment la spoliation des biens du clergé, perçue comme un sacrilège intolérable par leurs opposants.
Chaque soubresaut local était scruté, débattu, influencé par les instances parisiennes. L'Assemblée nationale dépêchait des commissaires, dont les rapports et décisions avaient des répercussions immédiates en Provence. Avignon devint une sorte de laboratoire à ciel ouvert, où s'expérimentaient les idéaux et se déchaînaient les passions de la Révolution, dans une interconnexion permanente entre le local et le national.
Octobre 1791. L'atmosphère à Avignon était électrique. L'assemblée du Vaucluse, fraîchement investie de son autorité, décida de s'approprier les biens de l'Église pour renflouer les caisses publiques. On saisit l'argenterie des sanctuaires, les objets précieux furent déposés en gage au Mont-de-Piété, les cloches elles-mêmes furent déboulonnées pour la valeur de leur métal. Un vif émoi, une profonde indignation s'emparèrent de la population avignonnaise, attachée à ses traditions religieuses séculaires et déjà éprouvée par les difficultés économiques. Des rumeurs venimeuses se répandirent, accusant les nouvelles autorités municipales de détourner ces biens à leur profit.
Le dimanche 16 octobre au matin, la tension monta encore d'un cran. En plusieurs endroits de la ville, on découvrait une affiche manuscrite au titre accusateur : Avis aux bons patriotes. Datée de la veille et signée d'un énigmatique Joseph Dinetard, elle interpellait les Avignonnais : comment pouvait-on souffrir que, « sous prétexte de payer un habit aux anciens soldats de Monteux, on dépouille complètement les églises et qu’on réduise les paroisses à une seule cloche ? » Le texte s'attaquait directement aux hommes au pouvoir, les accusant de s'être approprié l'argenterie en dépôt au Mont-de-Piété, estimée à plus de 100 000 francs. Il s'achevait par un vibrant appel à l'insurrection contre ces « malfaiteurs », s'écriant : « Arrêtez ces scélérats qui vous trompent ! », et prétendait qu'ils avaient déjà commencé à mettre à l'abri le produit de leurs rapines en faisant partir sur le Rhône dix-huit malles pleines d'effets et d'objets précieux.
La lecture de ce placard provoqua une effervescence immédiate. Un des administrateurs provisoires, un certain Bergin, passant près des Pénitents Gris où un groupe de paysans commentait avec animation l'une de ces affiches, tenta de l'arracher. Mal lui en prit : aussitôt entouré de figures menaçantes, il ne dut son salut qu'à une fuite précipitée. Au fil de la matinée, une foule considérable se pressa dans l'église des Cordeliers. Là, dans une chapelle latérale, se dressait une statue de la Vierge. Hasard ou provocation, elle venait d'être fraîchement repeinte. Sur le vermillon de ses joues, la lumière vacillante des cierges dessinait des reflets mouvants, étrangement semblables à des larmes. Il n'en fallut pas davantage pour que la rumeur s'embrase : la Mère de Dieu elle-même s'affligeait des impiétés qui souillaient la ville depuis des semaines ! C'était là, disait-on avec une angoisse grandissante, le présage des plus grands malheurs. C'est dans ce climat survolté, la foule amassée et houleuse aux Cordeliers, et certains allant jusqu'à prendre le contrôle des portes de la ville pour empêcher la fuite supposée des "voleurs", que Nicolas Lescuyer, greffier secrétaire de la municipalité, homme "à l’esprit subtil" et "à la parole facile", mais figure haïe des contre-révolutionnaires, fut dépêché sur les lieux. Sa mission : calmer les esprits, justifier les actions de la ville.
La tentative de dialogue vira au drame. Assailli par une foule déchaînée, il fut sauvagement malmené, roué de coups de bâton, puis transpercé de multiples coups, notamment par des femmes armées de ciseaux, au pied même de l'autel. Les forces de l’ordre, arrivées tardivement, ne purent que constater l'horreur. Lescuyer, agonisant, succomba à ses blessures durant son transport. Ce crime, commis dans l'enceinte sacrée d'une église, fut immédiatement perçu par les révolutionnaires comme un sacrilège odieux, une attaque directe contre la Révolution elle-même. L'arme du crime – de simples ciseaux – accentua l'effroi, symbolisant un retour à une violence archaïque et barbare.
La nouvelle du meurtre mit le feu aux poudres chez les Patriotes. Le fils de Lescuyer criait vengeance, une vengeance exemplaire. Mathieu Jouve Jourdan, dit "Coupe-tête" – surnom glaçant hérité de sa prétendue participation à la prise de la Bastille et à la décapitation de son gouverneur – alors commandant du fort au Palais des Papes, et à la personnalité pour le moins controversée, intervint pour "rétablir l'ordre". Il ordonna une vague d'arrestations massives, visant tous ceux qui étaient soupçonnés d'avoir participé à l'émeute ou d'être des opposants notoires. Une soixantaine d'âmes – hommes, femmes enceintes, ecclésiastiques, artisans, certains directement impliqués, d'autres arrêtés sur des motifs plus que flous – furent jetées dans les geôles sinistres du Palais des Papes.
Un procès fut envisagé, mais la soif de revanche du fils de Lescuyer et de ses partisans était trop brûlante. Toute procédure judiciaire fut balayée. Sous la pression, Jourdan céda. Feignant l'ignorance, il se retira pour souper, abandonnant les prisonniers à leur sort, tel Ponce Pilate se lavant les mains.
La nuit du 16 au 17 octobre 1791 s'abattit sur Avignon comme un linceul. Une violence inouïe, bestiale, se déchaîna dans les cours puis dans les geôles du Palais des Papes. Les prisonniers, sans distinction, furent extraits de leurs cellules, un à un ou par petits groupes. Des scènes d'une cruauté effroyable se déroulèrent. Les bourreaux, soldats ou militants patriotes grisés par près d'une vingtaine de bouteilles de liqueur ingurgitées pour se donner du courage, novices en matière d'exécution, manquèrent souvent d'habileté, prolongeant l'agonie de leurs victimes. On les assommait à coups de crosse ou de barre de fer, avant de les lacérer et de les égorger au sabre. "Certains connaissaient personnellement leurs bourreaux, allant jusqu’à les supplier en les appelant par leur prénom, en vain". Les corps s'amoncelant dans les couloirs, la sinistre décision fut prise d'utiliser la tour de la Glacière, ancienne tour des latrines, comme charnier improvisé. Un trou fut pratiqué dans le mur, et les corps, certains encore pantelants, furent jetés pêle-mêle dans le vide, s'écrasant plusieurs mètres plus bas.
Au matin, une odeur pestilentielle émanant de la tour de la Glacière où s'entassaient les cadavres glaça d'effroi les Avignonnais découvrant l'ampleur du carnage. Jourdan, imperturbable, ordonna de jeter de la chaux vive sur le monceau de corps pour masquer l'horreur et contenir l'infection. Dans la journée, la municipalité organisa des funérailles grandioses, non pas pour les soixante victimes anonymes de la barbarie, mais pour le seul Nicolas Lescuyer, érigé en martyr de la Révolution. Un silence assourdissant, un mépris délibéré enveloppa le sort des suppliciés. Le lieu même du massacre, l'ancien siège du pouvoir pontifical, symbole d'une autorité désormais renversée par les révolutionnaires, revêtait un symbolisme écrasant. Cet acte de profanation transforma durablement l'image du monument, influençant son usage ultérieur en prison et caserne au XIXe siècle.
La région avignonnaise et Avignon elle-même furent profondément traumatisées. À l'Assemblée Nationale, la nouvelle suscita l'horreur et l'indignation parmi les députés face à cette brutalité inouïe. Un désir de justice anima les premiers débats ; on envisagea la création d’un tribunal spécial pour juger ces crimes. Mais bientôt, la politique reprit ses droits. Les débats se politisèrent à l'extrême, certains rejetant la faute sur le "fanatisme religieux" des victimes, discréditant les rapports, chaque faction interprétant les événements à l'aune de ses propres convictions, prêchant pour sa paroisse, pro ou anti-révolutionnaire. Face à l'impasse et à l'urgence de calmer la situation, l'Assemblée nationale décida d'envoyer des troupes de ligne et de nouveaux commissaires civils. Leur mission : enquêter sur les faits, rétablir l'ordre et arrêter les principaux responsables présumés du massacre. Sur place, l'inspection de la tour de la Glacière confirma l'atrocité des faits. Les corps furent extraits. Les chefs de "l’armée du Vaucluse", identifiés et dénoncés, furent arrêtés, y compris Mathieu Jouve Jourdan.
Pourtant, au printemps 1792, alors que la guerre menaçait aux frontières de l'Europe et que la pression politique montait pour apaiser les tensions internes en protégeant les révolutionnaires zélés, l'Assemblée nationale vota une loi d'amnistie. Cette loi englobait les crimes commis à Avignon, y compris le massacre de la Glacière. Ce fut un déni de justice flagrant, scandaleux. D'un trait de plume, on effaçait des crimes d'une barbarie exceptionnelle. Les coupables furent libérés et purent reprendre tranquillement leur place dans la vie politique de la ville, notamment durant la période de la Terreur. Ce déni de justice laissa un profond sentiment d'injustice, enracinant la haine et les divisions politiques pour des années.
La réputation de Jourdan, cependant, resta à jamais ternie et indissociablement liée à cette nuit d'horreur. Ironie du sort, durant la Terreur qu'il avait contribué à instaurer localement, il fut finalement dénoncé, arrêté et traduit devant un tribunal révolutionnaire à Paris. Considéré comme le principal responsable du massacre, il fut guillotiné en mai 1794.
La nuit sanglante des 16 et 17 octobre 1791 demeure l'un des épisodes les plus sombres et les plus révélateurs de la Révolution française en Provence, fruit d'un contexte local explosif et de passions exacerbées. Si l'indignation fut vive, tant au niveau local que national, l'imminence de la guerre et les calculs politiques eurent raison de la justice, laissant des cicatrices profondes. Doit-on y voir une "exception avignonnaise", conséquence tardive et vénéneuse du long règne pontifical, ou une préfiguration glaçante de la Terreur qui allait bientôt ensanglanter la France entière ? Le massacre de la Glacière, par sa brutalité et ses implications, reste un prisme cruellement utile pour sonder les profondeurs et les contradictions abyssales de la Révolution française.
Photo :
Mort de Lescuyer : [estampe] / Prieur inv. & del. ; Berthault sculp. (1737-1831)
Le massacre de la Glacière en 1791. Gravure sur bois. Tirage d'après une gravure populaire anonyme de l'époque. Fin XIXe s. (AD Vaucluse 22 Fi 27)