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​Le Serment du Sang : quand le compagnonnage avignonnais exécutait ses « Pères »

22 Novembre 2025 à 14h44

Mathilde Pallon - Co-fondatrice, rédactrice et photographe

​Mon œil de photographe capture ce que ma plume de journaliste raconte. Passionnée d'art et de culture, je traduis ma curiosité en récits, visuels ou écrits. Mon objectif : offrir un regard neuf sur mes sujets et partager le plaisir de la découverte d'une manière qui vous captive.

Avignon, 3 août 1837. Il est minuit pile. La chaleur écrasante de la journée commence à peine à retomber sur les pavés de la place de l'Horloge. Tout semble dormir, jusqu'à ce qu'un cri déchire le silence, un hurlement d'agonie qui résonne contre les murs de l'Hôtel de Ville : « Au secours, à la garde, on m’assassine ! »​

​Ce n'est pas une simple rixe d'ivrognes, comme la ville en connaît tant à cette époque. C'est l'acte final d'une tragédie grecque jouée par des ouvriers cordonniers. La victime, qui s'effondre dans son sang, n'est pas n'importe qui. C'est Jean-Baptiste Bédoin, dit « Marseillais le Bien-Aimé ». L'homme qui le poignarde avec une froideur glaciale avant de s'enfuir dans la nuit est un jeune homme de 24 ans : Pierre Léger, dit « Bourguignon ».​

​Entre honneur dévoyé, serments secrets et justice expéditive, voici l'histoire d'un crime qui a fait trembler le Devoir.​

​Le Serment du Sang : quand le compagnonnage avignonnais exécutait ses « Pères »

La trahison du père


​Pour comprendre pourquoi le sang a coulé cette nuit-là, il faut remonter quelques mois plus tôt. Dans l'Avignon du XIXe siècle, le Compagnonnage est une puissance souterraine. C'est une famille, une assurance-vie, mais aussi une milice avec ses codes stricts. Bédoin, l'aubergiste, en était le « Père ». C'est chez lui que la « Mère » (la société des compagnons cordonniers) logeait, c'est lui qui gardait la précieuse « caisse », le trésor de guerre de la fraternité.

​​Mais l'amour filial a tourné à la haine. Une histoire d'argent, bien sûr. Les compagnons réclament leur caisse ; Bédoin refuse de la rendre, arguant qu'on lui doit 600 francs. La dispute s'envenime. Bédoin commet alors l'irréparable : il brise l'omerta. Il appelle la police pour faire saisir la caisse et la mettre sous séquestre.

​​Aux yeux de la société secrète, « Marseillais le Bien-Aimé » est mort ce jour-là. Il n'est plus un Père, il est un parjure. Et dans les statuts obscurs que l'on se chuchote lors des rituels d'initiation, la trahison ne se paye pas par une amende. Elle se paye par le sang.​

Le baiser de la mort


​​Le scénario du 3 août ressemble à s'y méprendre à une exécution rituelle. Pierre Léger, dit « Bourguignon », est désigné comme le bras armé de la vengeance. Décrit comme un garçon « doux et aimable » par certains, mais « vaniteux et orgueilleux » par d'autres, il accepte la mission pour la gloire qu'elle lui apportera au sein de l'Ordre.

​​La soirée commence par un leurre terrifiant de normalité. Léger se rend chez Bédoin. Ils boivent, ils discutent. Un autre compagnon, Armand, est présent. Ils passent la soirée ensemble, comme de vieux amis, sur le seuil de l'auberge. Imaginez la scène : l'assassin riant aux blagues de sa future victime, guettant l'heure sur le cadran de l'Horloge.

​​À onze heures, Armand part. À minuit, Léger frappe. Un coup de poignard net. Bédoin a juste le temps de voir le visage de son « fils » se tordre dans l'effort du coup mortel. Dans sa fuite précipitée, Léger sème derrière lui deux poignards affûtés et son chapeau. Des indices qui ne trompent personne.​

Une conspiration de l'ombre


​​L'enquête qui suit, menée par le commissaire Bellile, lève le voile sur une organisation quasi-mafieuse. Léger n'a pas agi seul. On découvre que la « caisse » des compagnons, finalement ouverte, est vide. L'argent a servi à financer la fuite du tueur.

​​Plus accablant encore : alors que Léger fuyait dans les ruelles sombres d'Avignon, des complices l'attendaient. Antoine Favier, dit « Beaujolais », le « rouleur » (celui qui accueille les nouveaux arrivants), est suspecté d'avoir fait le guet avec un paquet de vêtements de rechange pour permettre à l'assassin de se débarrasser de ses habits ensanglantés. Beaujolais sera arrêté à l'aube, couvert de boue, rentrant d'une mystérieuse expédition nocturne hors des remparts.

​​Sur son lit de mort, Bédoin a le temps de murmurer sa vérité : "Je crois pouvoir vous assurer que Léger est un émissaire de la société et qu'on l'a envoyé à Avignon pour m'ôter la vie."

​Le procès d'un fantôme


​​Le procès s'ouvre devant les Assises de Carpentras. Dans le box des accusés, quatre compagnons, dont le fameux Beaujolais. Mais le siège principal est vide. Pierre Léger, « Bourguignon », court toujours.

​​La défense est habile. Maître Bédarrides, ténor du barreau d'Aix, plaide avec brio. Il sème le doute : est-ce un complot ou l'acte isolé d'un fou ? Les statuts des compagnons ordonnent-ils vraiment le meurtre ? "On ne fait pas toujours ce que disent les statuts", ose répondre un accusé.​

​Le verdict tombe le 21 avril 1838, et il laisse un goût amer à la justice. Les complices présents sont acquittés, faute de preuves formelles de préméditation collective. Seul Pierre Léger, l'absent, est condamné à mort par contumace.

​​L'histoire ne s'arrête pas au tribunal. Toussaint Guillaumou, un compagnon cordonnier qui écrira plus tard ses « Confessions », nous livre la fin de l'histoire, digne d'un roman noir.
​Léger ne profitera jamais de sa gloire. Il fuit, exilé, traqué, hanté par son crime. Loin d'être célébré comme un héros par la fraternité, il devient un fardeau, une preuve vivante de la brutalité archaïque que le Compagnonnage tente alors de cacher pour se moderniser. Il mourra seul, « le désespoir dans l'âme », dans un pays lointain.​

​Quant à Bédoin, l'aubergiste qui aimait trop l'argent, il est entré dans l'histoire locale non comme un martyr, mais comme la victime d'une époque où la fraternité pouvait se transformer en bourreau. Sur la place de l'Horloge, entre les terrasses des cafés d'aujourd'hui, qui pourrait deviner qu'ici même, un "fils" a tué son "père" pour l'honneur d'une corporation de cordonniers ?

​Sources : livre Provence historique 2006 a la Mediatheque Ceccano p375 texte de Françoise Chauzat “violence et compagnonnage a Avignon le meurtre de Marseillais-le-bien-aimé le 3 août 1837”.

Texte écrit à partir de : Dossier de procédure de la cour d'assises de Carpentras (Archives départementales de Vaucluse, cote 2 U 287) et « Les Confessions d’un compagnon » de Toussaint Guillaumou.
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Article de : Mathilde Pallon
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