Imaginez le Comtat Venaissin au XVIIIe siècle, ce "jardin de la France" baigné de soleil, terre papale fertile bercée par la Sorgue et la Durance. Un paysage familier, prospère, mais sur le point d'être bouleversé. Une révolution silencieuse se prépare, portée non par les armes, mais par les racines d'une plante venue d'Orient : la garance. Son arrivée promet richesse et transformation, une épopée économique dont le héros inattendu est un homme au destin hors du commun, un exilé arménien nommé Jean Althen, dont la vie ressemble à un roman d'aventures, de tragédies et de résilience.
Né quelque part entre l'Arménie et la Perse vers 1710, Jean Althen voit sa jeunesse fracassée par la violence qui déchire sa région. Fils d'un gouverneur et ambassadeur, il perd tout : sa famille, décimée, son statut, sa terre natale. La fuite devient sa seule issue, mais le destin le rattrape. Capturé, il est vendu comme esclave. Quinze années de servitude dans les plantations orientales, un calvaire qui, paradoxalement, forgera son avenir. C'est là, les mains dans la terre, qu'il apprend les secrets de la culture du coton et, surtout, de la garance, cette plante tinctoriale si précieuse dont l'Orient garde jalousement le monopole.
Vers 1736, la liberté enfin retrouvée à Izmir, il se place sous la protection du consul de France. Ses connaissances agronomiques intriguent. La France rêve de cette garance, ce "rouge des teinturiers" qui pourrait colorer ses étoffes et enrichir ses manufactures. Contre la promesse d'un refuge, Althen accepte une mission périlleuse : rapporter clandestinement des graines de garance, bravant l'interdit et la peine de mort. La légende raconte qu'il les dissimula dans son bâton de marche, transformant une simple canne en coffre-fort végétal. Plus qu'une évasion, c'est un transfert technologique audacieux, encouragé par une France avide de cette nouvelle richesse.
Débarqué à Marseille en 1736, Althen tente de refaire sa vie. Son mariage avec une riche héritière lui ouvre des portes, jusqu'à la cour de Versailles. Reconnu pour ses promesses agricoles, il obtient même une pension royale et l'autorisation d'expérimenter la culture du coton. Mais les jalousies lyonnaises et un climat peu clément à Montpellier et Castres mènent à l'échec. Acclimater une plante exotique est un art complexe, dépendant autant du savoir-faire que des caprices de la nature.
Tombé en disgrâce, Althen se tourne à nouveau vers la garance. Après un passage à Saint-Etienne où le climat se révèle encore inadapté, il met le cap sur le Sud. C'est à Avignon, au cœur du Comtat Venaissin, qu'il trouve enfin une terre d'accueil propice en 1756 (ou 1763, les sources divergent). Après un essai infructueux près du Rhône, on lui désigne les "paluds", ces terres basses et marécageuses près d'Avignon. Le potentiel est là. Des essais de teinture confirment la qualité exceptionnelle du colorant issu des racines qu'il fournit.
Séduit, le marquis de Caumont, premier consul d'Avignon, lui offre des terres sur son domaine. La première "garancière" de Provence voit le jour. Malgré une première récolte insuffisante, le soutien ministériel et l'arrivée de nouvelles graines d'Orient permettent à la culture de s'étendre, notamment entre Pernes et Monteux. Althen partage son savoir, publie un mémoire, encourage les propriétaires locaux. Dès 1772, la production alimente les manufactures. Le succès technique est là, mais la fortune se fait attendre. Les débouchés peinent à se structurer, la commercialisation prend du temps.
Jean Althen a posé les fondations, mais il ne verra pas l'âge d'or de l'or rouge. Il meurt en 1774 à Caumont (Caumont-sur-durance), oublié, dans la misère, inhumé dans une simple tombe de village. Ironie tragique : c'est après sa mort que la garance va véritablement exploser.
De la fin du XVIIIe siècle au milieu du XIXe, le Comtat Venaissin vit une "prospérité extraordinaire". La garance devient une culture industrielle majeure. Les hectares dédiés se comptent par milliers, transformant le paysage agricole. Des dizaines de moulins hydrauliques surgissent pour transformer les racines séchées en cette poudre rouge si convoitée, créant un véritable complexe agro-industriel. Le pantalon rouge garance des soldats français devient l'emblème involontaire de cette richesse.
Mais comme souvent, l'innovation qui crée est aussi celle qui détruit. En 1869, la chimie accomplit l'impensable : la synthèse de l'alizarine, le principe colorant de la garance. Moins chère, plus constante, la teinture artificielle supplante inexorablement la naturelle. En une décennie à peine, dès 1880, les garancières disparaissent du paysage vauclusien, laissant derrière elles une économie locale meurtrie. L'or rouge s'est évanoui aussi vite qu'il était apparu.
Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la mémoire de Jean Althen soit honorée. En 1845, les terres qu'il avait contribué à assainir prennent le nom d'Althen-des-Paluds. Une statue est érigée sur le Rocher des Doms à Avignon. Devenu héros local posthume, symbole d'innovation, son héritage perdure, tissé dans l'identité du territoire, jusqu'au blason de la commune qui porte son nom, orné de fleurs de garance.
L'histoire de Jean Althen et de la garance est celle d'une résilience incroyable, d'un transfert de savoir entre Orient et Occident, et de la capacité d'une région à se métamorphoser grâce à une plante. C'est aussi le récit d'une fortune éphémère et d'un pionnier mort dans l'ombre de sa propre réussite, nous rappelant que derrière les grandes révolutions économiques se cachent souvent des destins humains complexes et paradoxaux.
La garance des teinturiers, de son nom scientifique Rubia tinctorum, est une plante herbacée vivace de la famille des Rubiacées. Également appelée « rouge des teinturiers », elle peut atteindre jusqu'à un mètre de haut. Sa floraison a lieu de juin à août, et elle produit des fruits charnus en automne. Ce sont toutefois ses racines, de couleur brun-rouge, qui sont récoltées. Celles-ci peuvent s’étendre jusqu’à 80 cm de profondeur.
Originaire d’une vaste aire s'étendant de l’Europe de l’Est à l’Asie occidentale et centrale, la garance croît spontanément au Moyen-Orient et dans l’est du bassin méditerranéen. En France, elle s'est naturalisée, notamment dans les haies et buissons du Midi, et est considérée comme subspontanée dans la quasi-totalité du pays. Sa culture exige patience et savoir-faire : il faut en effet attendre trois à quatre ans après la plantation avant de pouvoir récolter les précieuses racines.
Une fois récoltées, les racines sont séchées puis réduites en une poudre rouge dont la qualité dépendra notamment de la durée de conservation. Sa transformation requiert une main-d'œuvre importante et des investissements conséquents.
Outre la teinture, son feuillage peut servir de fourrage de bonne qualité pour le bétail. La plante est également employée en médecine traditionnelle pour ses propriétés diurétiques ou pour traiter des affections telles que la jaunisse et l’anémie. Cependant, son usage principal demeure la teinture des textiles, comme la laine, la soie et le coton. Le fameux « rouge garance » est célèbre pour avoir été la couleur des pantalons de l’infanterie française, de l’Ancien Régime jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Elle trouve également une application comme pigment dans le domaine des beaux-arts, notamment pour la préparation de laques.